Les Souffrances du Vieux Lecteur
L’anticipation
J’ai lu récemment le roman Les Souffrances du Jeune Werther écrit par Goethe au XVIII e siècle. Fait intéressant à garder en tête, l’histoire est directement inspirée de la propre expérience de l’auteur. Elle a été écrite peu de temps après les événements décrits dans le roman, une série de lettres que le narrateur envoie à un mystérieux ami. Les réponses de l’ami restent inconnues tout au long de l’histoire.
L’histoire raconte comment un jeune Allemand éduqué, envoyé dans un village reculé pour diverses raisons, s’éprend d’une jeune femme des environs. Elle s’appelle Charlotte et elle est malheureusement déjà fiancée avec un autre jeune homme. On dit que ce roman a plongé de nombreux jeunes esprits dans le désespoir, dont certains ont connu une fin tragique, à manière du dénouement dans le livre. Ainsi, lorsque j’ai trouvé ce livre pour la première fois dans la bibliothèque d’un vieil érudit, les mots « jeune » et « souffrance » dans le titre ont attiré mon attention. Mon désir secret d’histoires romantiques a été amplifié par la réputation macabre autour du livre.
Un travail à ne pas prendre au sérieux
Hélas, à mon plus profond regret, voilà tout ce qu’il y a de romantique dans ce livre. Dès les premières phrases du livre, à un moment où le narrateur n’a toujours pas rencontré Charlotte, il devient clair que les sentiments exprimés par Werther ne sont pas à prendre au sérieux. Werther exprime son bonheur après avoir déménagé dans ce village où les gens mènent une vie simple et honnête malgré leur manque d’éducation et leur humilité. Le ton est trop enthousiaste et donc douteux, on ne peut s’empêcher de penser à quel point il est exagéré. Au fur et à mesure que l’histoire se déroule, les affirmations du narrateur ne cessent de manquer d’authenticité, glissant sur la pente du grotesque. Tout, du jour où Werther rencontre Charlotte pour la première fois à leurs multiples activités qui le font tomber amoureux de Charlotte, n’est rien d’autre qu’une comédie, pour ne pas dire une parodie.
J’ai lu ailleurs que la société, à l’époque de la première parution du livre, avait pris au sérieux le contenu et les sautes d’humeur excessives de Werther. Cela en dit long sur l’état de la société au XVIII e siècle. Le concept de suspension de l’incrédulité, nécessaire à tout roman pour que le lecteur puisse se plonger dans l’histoire, ne semble pas oeuvrer pour les lecteures d’aujourd’hui. Une telle suspension de l’incrédulité permet de profiter d’une histoire mettant en scène des créatures fantastiques telles que des elfes, des nains, etc. Dans le cas du Jeune Werther, selon que le lecteur est ou non dans un état d’esprit disposé au romantisme, il sera plus ou moins susceptible d’embrasser les fantaisies du jeune Werther.
Point de vue à travers les siècles
Ce qui m’apparaît au XXI e siècle comme une parodie aurait pu être considéré par les anciens comme de sincères exaltations d’un jeune romantique. De même, le fait que j’ai tout de suite pensé que le ton était sarcastique pourrait éclairer sur la façon dont la société d’aujourd’hui considère la manifestation des sentiments. Il me semble que les gens ont perdu la capacité de réfléchir sur leurs propres sentiments et émotions, ce qui pourrait être interprété comme étant moins égocentrique. En fait, tout le monde conviendra que ce n’est pas le cas. Nous sommes plus égocentriques que jamais, néanmoins nous avons perdu notre capacité à analyser nos émotions.
Par exemple, nous ignorons les raisons qui motivent nos sentiments. Bien que notre société ait évolué vers plus de justice et d’égalité, la plupart des gens ignorent ce qui les motive et passent leur vie à lutter pour acquérir la richesse et la reconnaissance de leurs pairs, tout en sachant trop bien que cette quête déraisonnable est vouée à l’échec. Je pense qu’il existe une tendance grandissante dans notre société moderne à élargir le fossé entre la représentation de ce qui est moral et de ce qui ne l’est pas. Peut-être que prendre le temps de réfléchir à ses actions pourrait aider à réaliser à quel point nos actions sont vaines et incohérentes.
Comment comprendre le livre ?
L’interprétation la plus simple du livre pourrait être que cette histoire est une comédie que Goethe a déguisée en romance afin que seul le lecteur sérieux puisse découvrir sa vraie nature. Je pense néanmoins que Goethe a essayé d’y placer un niveau supplémentaire de compréhension - comme un deuxième niveau que seul le lecteur le plus fin dévoilera. La clé de ce niveau pourrait se trouver dans Wilhelm - l’ami silencieux à qui les lettres sont écrites. S’il ne fait aucun doute que le jeune Werther représente le Goethe des jeunes années, il n’est pas clair qui Wilhelm est censé représenter. Au début, on pourrait penser que Wilhelm n’est qu’une artifice permettant à Goethe d’écrire directement au lecteur et donner un sentiment d’inclusion. Cet aspect est incontestable, mais vous et moi ne lisons ces lettres que passivement. Or, Wilhelm fait de plus en répondant et en donnant des conseils au jeune Werther - même si nous n’accédons pas à leur contenu. Comme si Wilhelm donnait des conseils à un frère cadet, ou plutôt à lui-même plus jeune. Jeune… Il est étrange que l’auteur ait choisi cet adjectif pour figurer dans le titre du livre prétendument écrit par Wilhelm.
De la même manière que Werther est Goethe dans ses jeunes années, Wilhelm est le Goethe actuel au moment de la rédaction. Wilhelm a quelques années de plus, plus d’expérience et donne des conseils tandis que Werther se livre à une plainte pleine de complaisance. Mais Werther n’écoute pas du tout Wilhelm - il est engagé sur un chemin d’autodestruction tragique et aucune connaissance ou aucun conseil ne ferait changer d’avis le jeune Werther. Ce livre est une métaphore de la façon dont, chaque fois que quelqu’un évolue, une partie de lui meurt nécessairement. Le livre matérialise ce concept avec deux personnages qui ne sont en fait qu’une seule personne. Werther et Wilhelm sont les deux visages d’un même personnage. Le jeune Werther meurt, Wilhelm survit. C’est parce que le jeune Werther perd la vie que Goethe a pu survivre. C’est le concept des jumeaux stellaires appliqué des décennies plus tard sur une île où résonne une célèbre tour de l’horloge.